Je ne peux traiter cette question complexe qu’à l’intérieur de l’étroit périmètre tracé par mon expérience de pratiquant d’aikido, expérience enrichie par les enseignements et les discours que j’ai pu entendre de Hanshi Cognard, maître d’aikido.
Pour le dire de façon synthétique, le fondement de mon propos est le suivant : pratiquer le rituel nous permet d’accéder à la dimension symbolique de l’existence et à la prise de conscience de l’interdépendance de toutes choses. De cette conscience surgit une attitude éthique envers l’existant car l’éthique ne peut jamais être le fruit du devoir, et, encore moins, du devoir envers soi-même. « Respecter le ciel, aimer les hommes » (keiten aijin) était le motto synthétique de Takamori Saigo. Il est intéressant de lire entre ces deux propositions, juxtaposées, une relation de causalité.
Mais que signifie accéder à la dimension symbolique de l’existence ? Du point de vue philosophique, cela signifie comprendre que le monde vrai (jisekai) et le monde apparaissant ou manifesté (awarerusekai) sont en même temps égaux et différents. Les phénomènes ne sont pas la réalité, mais la réalité n’est pas différente des phénomènes.
Cet enseignement du zen qui touche à la relation entre le monde immuable et le monde fluctuant me semble utile pour expliciter le rapport dialectique qui unit le symbole à la chose symbolisée. A la différence du lien entre le signifiant et le signifié, qui est conventionnel, le symbole évoque sa partie correspondante et manquante. Il renvoie donc à une réalité qui n’est pas fixée par convention, mais produite par recomposition, comme nous le dit l’étymologie grecque du terme (syn ballein: mettre ensemble). Donc, si nous pouvons accéder au symbole, c’est en vertu du fait que le symbole parle à cette partie de nous que nous ne reconnaissons pas encore comme une partie, à cette moitié du corps, perdue, coupée par Zeus, que chaque homme recherche.
Mais revenons-en à la dimension de la pratique martiale. Si nous devons être reconnaissants vis-à-vis du monde des arts martiaux traditionnels, c’est surtout parce qu’ils ont gardé et transmis une pratique faite de gestes qui ont une dimension rituelle très éloquente. La technique d’aikido, avec sa gestion de la violence, implicite dans l’attaque, ne peut pas ne pas être vue comme une mise à mort rituelle de l’attaquant qui se conclut non seulement par son maintien en vie, mais aussi par l’accès à une vie nouvelle. Prenons par exemple la technique d’irimi : le moment du contact entre les corps de uke et shite symbolise la mort de l’attaquant, la phase aérienne de la projection symbolise la période entre deux existences – le bardo de la tradition tibétaine -, le contact avec le sol dans la chute l’instant de l’incarnation et l’acte de se remettre debout le moment de la naissance et la nouvelle existence manifestée. Répétée des milliers de fois sur le tatami, cette expérience avec le corps « lave » le karma de l’individu en lui permettant d’accéder à son identité profonde, à une perception de soi libérée du doute sur sa propre nature.
Dans un cours d’aikido, gestes rituels et symboles alternent sans cesse comme chaîne et trame du tissu de l’existence : dans le shinkokyu du misogi d’aikido, les gestes que nous réalisons avec nos mains (haut-bas, uni-séparé, centre-périphérie), construisent peu à peu un espace péricorporel qui s’ouvre sur un espace externe ordonné. Ils codifient un langage spatio-temporel qui structure la conscience et permet l’accès au moi profond. En cela, le geste rituel trouve la valeur fondatrice de son identité. L’absence de doute sur sa propre identité est l’un des facteurs qui permet une relation à l’altérité libre de toute violence, l’autre facteur étant l’acquisition d’un langage corporel suffisamment riche pour pouvoir se représenter la réalité qui nous entoure.
Nous devons garder à l’esprit le fait que chaque geste que nous faisons est accompli par le corps et que celui-ci n’est pas séparé des consciences naturelles, de la conscience universelle. Chaque geste accompli en accord avec les principes du monde immuable (le kokyu en aikido) nous met en contact avec ce monde, chaque geste en désaccord nous en éloigne et nous renvoie au doute sur soi et au solipsisme. Il n’y a rien de ce que nous faisons qui n’ait pas d’impact sur notre corps, et même notre patrimoine génétique peut être modifié par nos actions, disent les généticiens. Renforcer le lien avec le monde immuable, dont nous sommes tous la manifestation, nous permet de situer la relation entre les hommes sur un terrain commun libéré de toute violence car ce terrain est celui d’un langage universel, le langage symbolique qui peut tout accueillir.
Les conséquences produites sur notre société par un style de vie qui a perdu toute dimension rituelle sont sous nos yeux. Une fois disparu le rituel lié au cycle de la nature, aux phases de la vie de l’homme, aux rencontres et aux abandons, les hommes, privés du langage fondamental véhiculé par les rites, laissent se propager la violence, née de la peur de l’inconnu et de la diversité : les relations entre les hommes et les femmes deviennent tendues, chaque étranger est potentiellement un ennemi, la nourriture et l’environnement ne sont plus la substance qui nous compose, mais une source de danger.
L’usage du rituel comme moyen pour re-créer un langage commun et pour endiguer la violence n’est pas la prérogative des cultures humaines. La valeur du rituel et de la dimension symbolique est constamment mentionnée par la psychanalyse et l’anthropologie culturelle, mais les sciences modernes ont prouvé que, chez les animaux eux-mêmes, des rituels élaborés existent pour assurer la reconnaissance mutuelle et l’harmonie dans le groupe. Je ne veux pas trop m’étendre, ni proposer des recettes simplistes pour la crise de la société actuelle, ni dissimuler le risque que l’on court à laisser le discours dériver vers la pente glissante de l’amalgame entre rituel, religion et fanatisme religieux.
Il existe néanmoins une dimension individuelle de l’agir symbolique dans laquelle nous sommes plus libres. Je me réfère par exemple à la pratique du misogi d’aikido ou d’autres gestes rituels de purification. Selon le fondateur de l’aikido, O Sensei Ueshiba Morihei, non seulement le misogi, mais chaque geste d’aikido, a une dimension rituelle. Il est, de plus, directement inspiré par les principes du monde immuable. Agir en accord avec ce principe nous permet de retrouver l’unité avec l’agir universel, ce qui permettait à Ueshiba Morihei de dire « l’Univers suit les principes d’aiki » ou « Je suis le centre de l’Univers ».
L’expérience de O Sensei nous permet de mieux comprendre la relation entre rituel, dimension symbolique de l’existence et devoir spirituel individuel. Le devoir spirituel de chacun d’entre nous est de faire en sorte que notre corps devienne le symbole de l’âme universelle. Lisons la description de la recherche spirituelle menée par O Sensei dans les mots de Bruno Traversi[1] « le corps pour Ueshiba possède un statut paradoxal puisqu’il est, tout d’abord, l’obstacle qui tient éloignée l’âme spirituelle (kon) d’elle-même, l’empêchant de saisir sa propre intimité (…). Ensuite, il est le médium indispensable à travers lequel l’âme spirituelle peut atteindre à sa propre réalisation. Enfin il est la manifestation adéquate de l’âme ».
Et puis, directement, dans les mots de O Sensei[2] : « Jusqu’à maintenant, c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une. Entre le monde de la matière et le monde de l’esprit il ne doit pas y avoir de prédominance. L’âme spirituelle apparaîtra à la surface et l’âme corporelle passera derrière. Jusqu’ici, c’était l’âme corporelle qui était à la surface, mais maintenant le travail de la divinité interne faisant du corps un organe de la création, réalisera le misogi par le corps. C’est cela l’épanouissement simultané des fleurs de pruniers dans les trois mille mondes. Cela en aiki, on le nomme le hireburi de l’âme spirituelle ».
C’est l’apparition à la surface de l’âme spirituelle qui fait du corps ainsi pacifié un symbole du monde spirituel. Ici, le corps affirme sa dimension symbolique surtout en gardant au même temps sa qualité de dépouille mortelle au sens de la tension dialectique évoquée au commencement de cet article. Nous sommes ici très près de la conception du corps que développe le bouddhisme Shingon où, par l’expression ni ni fu ni, littéralement « duel-non duel », l’on remarque le rapport paradoxal entre réalité corporelle et réalité spirituelle.
Dans un monde où la spiritualité n’est plus la prérogative exclusive des religions, le témoignage de la dimension spirituelle de la réalité est la responsabilité de chaque être conscient et le corps ne peut que être l’acteur de cette manifestation.
Marco Favretti
[1] Bruno Traversi « Le corps en tant que concrétion de l’âme selon Ueshiba Morihei », in Les Carnets de Takemusu Aiki n. 1, Editions du Cénacle de France, 2010
[2] voir Takemusu Aiki vol. 2, Editions du Cénacle de France, 2008, page 103 et page 108