L’idée de do, la voie, n’est certes pas une nouveauté dans le monde des arts martiaux et en particulier dans celui de l’aikido. Pourtant, je me demande souvent à la lecture de certains articles si ce concept a encore un sens pour certains pratiquants. Loin de moi l’idée de faire l’éloge d’un aikido traditionnel par rapport à un aikido sportif, le mot tradition servant souvent de prétexte à des polémiques stériles et la tradition n’étant pas en soi une panacée légitimant à coup sûr une pratique. Il en est d’illustre que l’on ne saurait approuver. La tradition n’est pas non plus une garantie quant à la valeur spirituelle d’une pratique, car c’est bien de cela dont il s’agit quand on parle de voie : une pratique spirituelle. J’ai déjà écrit sur la question religieuse mais je ne peux faire l’économie de dire encore une fois que pour moi, spiritualité et religion sont des concepts bien différents. L’une, la spiritualité est le fait de l’anthropos. Elle existe depuis que l’humain existe. L’autre, la religion est avant tout ethnique et s’inscrit dans la culture au travers de ce qui caractérise l’objet ethnologique, la langue. Je dis bien la langue et non pas la parole, et cette précision prendra toute son importance ci-après. La spiritualité n’est pas un objet ésotérique. Elle est simplement l’exercice de la conscience comme le miroir de la réalité. Aikido, « la voie qui mène à s’oublier » disait Kobayashi Sensei soulignant ainsi la nécessaire modération de l’ego. Contrairement à ce que nous disent les sports, les pratiques modernes et les techniques de développement personnel, il n’existe pas de liberté dans l’expression de soi, celle-ci étant conditionnée par les outils ethnologiques et culturels dont nous dépendons. Il n’est pas étonnant que cet aikido là est perdu son aikitaiso ou l’ait perverti pour le faire correspondre aux tendances très actuelles à l’édification de l’ego. Les tenants farouches pour leur liberté d’opinion peuvent toujours méditer sur le fait que celle-ci est conditionnée par les inconscients transgénérationnels, les inconscients sociaux et culturels, la conscience ancestrale, la conscience biologique et j’en passe. Leur revendication du droit de revendiquer n’est que l’expression de leur allégeance inconsciente et donc absolue à une loi qu’ils ignorent, précisément parce qu’ils ne suivent pas la voie : le monde se dit à travers eux et le monde s’exprime par geste. Ce qu’ils prennent, fort de leur ignorance, pour un critère de leur personnalité et expriment souvent de manière tonitruante, car bien sûr, ils sont très attachés à eux-mêmes, n’est qu’un geste fait par une conscience qui les contient et dont ils ne connaissent pas l’existence. J’ai fait scandale en disant, dans le cadre de réunion politique, que la société produisait exactement le nombre d’enseignants dont elle a besoin mais aussi, exactement le nombre de délinquants, de criminels dont elle a besoin. Et bien, la voie propose de se remettre à la vie et de se laisser travailler par elle comme une pâte est pétrie par le boulanger. Elle propose cette harmonie qui s’obtient quand interdépendance rime avec compassion et solidarité, quand impermanence signifie «  je suis mortel », quand non noumène impose la compréhension de la futilité de ce je que certains font reluire jusqu’à la déchirure, et quand «  celui qui ferait de lui-même le vide serait maître de toutes les situations » se traduit bien par « étant mushotoku, sans intention ni pensée, je reste moi-même quand la vie me modèle pour dire l’essentiel, l’essence même » et non pas «  je suis tout puissant grâce à ma technique supérieure qui fait de moi le maître du monde ». 

Mais pour comprendre que l’aikido est la voie qui mène à la tolérance parce qu’elle donne accès à une compréhension du monde qui n’oppose rien à rien, pour ressentir cette compassion pour son prochain, pour saisir que nous sommes tous liés par un projet universel qui fait de chacun de nous un acteur essentiel pour peu que nous ne détournions pas ce projet universel à notre profit, faisant ainsi de notre superbe, de notre magnifique personnalité une impasse pour l’énergie du monde, pour comprendre cela, il faut arrêter de vouloir dresser son corps, de l’asservir à une raison qui en réalité n’est pas soi, d’en faire un moyen pour être. Nos corps ne nous appartiennent pas, ils sont les corps de la vie, ils sont la conscience biologique, ils sont d’abord les membres de la conscience anthropologique, entendu non pas au sens de la science anthropologique mais au sens de la mémoire de la totalité de l’expérience humaine, c’est-à-dire de la totalité du vécu spirituel.

C’est ce que nous dit le kihon d’aikishintaiso que Kobayashi Sensei nous a transmis. Je ne le décrirai pas ici, je l’ai déjà fait dans divers ouvrages et ces colonnes n’y suffiraient pas tant la matière est importante. J’attirerai simplement l’attention sur le fait que notre maître a défini précisément chaque geste, chaque rythme, et l’ordre général en insistant sur la nécessité de ne pas les modifier. Il s’agit bien d’un legs spirituel, c’est-à-dire une remise au niveau strictement gestuel, un geste sans autre intention que de livrer son corps à la main universelle. C’est faire usage d’un langage qui se parle entre le monde et soi, définitivement pré-éthique, pré-culturel, un langage premier. La voix y est associée et c’est là un des points forts du fondateur de l’aikido que d’avoir su retrouver une parole gestualisante, un langage non perverti par l’usage des mots donc d’une culture et, par conséquent, de son histoire inconsciente. La pratique de l’aikishintaiso, quand il s’agit bien de cela et non des simulacres auxquels nous convient certains, quand il ne s’agit pas de gymnastique de dressage du corps à être fort, souple, à avoir les bons réflexes et j’en passe, nous permet de comprendre que l’aikido est revenu s’enraciner à l’origine de l’anthropos pour que celui-ci accomplisse son devoir spirituel, c’est à dire rende compte de la réalité du monde, celle-ci entendue au sens du jisekai que décrivait Kobayashi Sensei, c’est-à-dire « ai » l’harmonie, « inochi » la vie et « tchié » l’intelligence du monde. Mais rappelons nous les paroles de ce maître : « l’aikido n’appartient à personne » et puis, « si votre enseignement va à l’encontre d‘une religion quelle qu’elle soit, alors ce n’est pas l’aikido, s’il devient l’équivalent d’une religion, vous vous êtes complètement égarés » et puis encore « l’aikido a comme principe premier le respect de la liberté individuelle ».

D’où cette conclusion anticipée, que d’aucuns jugeront probablement un peu laconique :

Nous n’avons pas tous les mêmes devoirs, et que ceux qui préfèrent courir autour de leur salle d’entraînement en sautant, que ceux qui se servent de l’aikishintaiso comme d’un moyen bien illusoire de faire de leur corps ce qu’ils croient en attendre continuent à le faire. Le monde fait exactement le nombre d’ignares dont il a besoin. Mais, de grâce, qu’ils abandonnent l’usage des mots do et dojo qui ne sont pas encore complètement algébrosés, et qu’ils n’hésitent pas à créer le vrai aikido sportif. Il n’y a plus lieu d’avoir le moindre scrupule avec l’excuse que je viens de leur fournir : s’ils le font, cela signifiera que le monde en a besoin et cela n’empêchera pas ceux qui pensent que le monde n’est pas fait que de matières, de records et de violence de pratiquer un aikishintaiso ouvert vers la modernité, optimiste et départi de toute forme de religiosité.

Travailler à son unité, construire sa vie sur une éthique dont le respect d’autrui dans sa plus grande diversité est le substrat, s’harmoniser avec le monde dans lequel nous vivons, c’est à la fois le but et la méthode de la voie d’aiki, commune aux deux véhicules que sont l’aikido et à l’aikishintaiso.

(note : une partie de ce texte est extraite d’un article écrit par Cognard Hanshi pour Aikidojournal)